« Je suis un excellent conducteur … »

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Imaginez un monde où il est possible de transmettre un courant électrique à travers  des continents entiers sans pertes, de faire tenir un ordinateur ultra-puissant dans une pièce de monnaie où de rallier Moscou depuis Pékin en train en une heure ? Ca ressemblerait  à de la science fiction, non ? N’imaginez plus, vous vivez dans ce monde !


C’est à peu de choses près l’allure qu’aurait pu avoir un discours de propagande vantant la découverte, prometteuse, de matériaux supraconducteurs révolutionnaires il y a de cela presque 30 ans (1987).

Supra-quoi déjà ?

Conducteurs. En opposition aux « isolants », les matériaux « conducteurs » sont des matériaux dans lesquels un courant électrique (c’est-à-dire, un flot de particules appelées électrons) peut se propager. Dans les métaux ordinaires (cuivre, plomb, fer… etc ) les atomes forment un réseau cristallin régulier et rigide. Souvenez-vous alors de votre lycée, ces cours obscurs de physique-chimie, un professeur rasoir qui vous explique que chaque atome possède un certain nombre d’électrons qui forment des « couches » et que les électrons de la dernière couche, la plus éloignée du noyau atomique, ne sont pas très bien reliés au reste de l’atome… Vous touchez alors au cœur du problème. Les atomes métalliques, donc, possèdent des électrons presque détachés, qui sous l’influence de la moindre petite perturbation peuvent se détacher et former une sorte de « mer » d’électrons libres : ces électrons peuvent dériver à travers le réseau d’atomes, et sont à la base de la conductivité électrique des métaux. Le mouvement des électrons dans le métal ne se fait malheureusement pas, en général, de manière ordonnée. Si l’on pouvait se placer au milieu du courant électrique, tel un policier au milieu d’une manifestation, on verrait toujours des électrons se déplacer aléatoirement dans le cortège, et même « à contre courant ». Ces mouvements aléatoires contribuent au fait que le courant électrique ne se déplace pas aussi vite qu’il le pourrait : le métal résiste au passage du courant. Cependant, lorsque certains métaux sont refroidis à très basse température, proche du zéro absolu (-273,15°C), leurs électrons se mettent soudainement à adopter un comportement collectif très organisé, et la résistance électrique disparaît totalement. En-dessous d’une certaine température dite « critique », le métal devient un conducteur parfait, un supraconducteur.

Les supraconducteurs à haute température critique

Pourquoi ne vivons-nous pas entourés de supraconducteurs alors ? La réponse est assez simple : il y a une limitation technique de taille à leur utilisation quotidienne : la température critique des supraconducteurs traditionnels, au-delà de laquelle ils perdent leur propriété supraconductrice et deviennent même de véritables isolants, se situe autour de -250°C ! Par conséquent, il faudrait les utiliser dans l’hélium liquide, cher, dangereux, inutilisable en présence d’enfants en bas-âge… Alors pourquoi tant d’excitation autour du congrès de l’American Physical Society de mars 1987 ?

En 1986, deux chercheurs de chez IBM (Zürich), Georg Bednorz et Alex Müller ont découvert que certains matériaux céramiques, alliages de baryum, lanthane et cuivre appelés « cuprates » pouvaient présenter des propriétés supraconductrices à des températures plus élevées de 15 degrés par rapport aux meilleurs composés conventionnels. Cette découverte leur a valu le prix Nobel de Physique en 1987. En quelques mois, ces alliages furent améliorés et permettent à l’heure actuelle d’obtenir de la supraconductivité à -135°C. Cette température peut être obtenue dans de l’azote liquide, beaucoup moins cher, beaucoup moins dangereux, mais toujours inutilisable en présence d’enfants en bas-âge. L’utilisation du refroidissement par azote liquide étant très courante dans l’industrie, un grand nombre d’applications pratiques des supraconducteurs ont pu émerger grâce à la découverte de Bednorz et Müller : développement de bits quantiques (éléments de base des ordinateurs quantiques qui permettront de démultiplier la puissance de calcul des processeurs actuels, Figure 1), aimants à fort champ magnétique pour l’imagerie médicale (IRM) ou les accélérateurs de particule (CERN), lignes électriques sans pertes, trains en lévitation à grande vitesse (Figure 2) … Toutes ces applications sont rendues possibles par les propriétés diverses résultant de l’état physique caractéristique de la supraconductivité : conduction sans résistance de grandes quantités de courant (150 fois la quantité de courant électrique qu’un fil de cuivre de même section), protection naturelle par rapport aux perturbations électromagnétiques extérieures, génération de courants spontanés dans des anneaux supraconducteurs…

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Figure2 : train à lévitation contenant des aimants supraconducteurs qui repoussent les rails métalliques, permettant la lévitation, une perte de friction et donc une grande vitesse et des économies d’énergie et de maintenance. En fond: mont Fuji, Japon

Quel est donc cet état supraconducteur ?

C’est là le cœur du problème : on ne sait pas pourquoi les cuprates sont supraconducteurs. A l’heure actuelle, aucune théorie n’explique la supraconductivité à haute température critique dans ces matériaux. Sans théorie sur laquelle s’appuyer pour améliorer leur conception, on tâtonne, et quand on tâtonne on n’avance pas.  Pourtant, il existe une théorie qui décrit admirablement toutes les propriétés des supraconducteurs conventionnels, tels que le plomb, le niobium ou le mercure. Cette théorie dite « BCS », proposée dans les années 50 par Bardeen, Cooper et Schrieffer, repose sur la présence d’une interaction attractive entre électrons au sein du composé. Le passage d’un électron à proximité d’un atome du réseau provoque des vibrations de ce réseau, et ces vibrations ont tendance à attirer un autre électron, provoquant un appariement effectif des électrons. En d’autres termes, le courant électrique entre dans une forme de résonnance avec les vibrations mécaniques des atomes du matériau. Alors que dans un métal normal, les électrons se déplacent individuellement, de manière désordonnée, dans une supraconducteur conventionnel ils circulent en rang deux par deux… D’où une meilleure conduction.

Cependant, la théorie BCS échoue à décrire les cuprates, pour lesquels l’origine de la supraconductivité reste une énigme majeure pour les physiciens de la matière. Leur composition et leur structure est pourtant relativement simple : il s’agit de mille-feuilles où des couches d’atomes s’empilent les unes sur les autres (Figure 3). Tous les cuprates ont en commun la présence de plans contenant cuivre Cu et oxygène O, et les propriétés du composé sont très sensibles à toute modification du nombre d’électrons disponibles dans ces couches, que l’on peut modifier à souhait en oxydant le matériau ou en modifiant sa composition chimique ; on parle alors de « dopage ». À basse température, le même composé y apparaît isolant, mais quand on modifie seulement de quelques pourcents le nombre d’électrons (dopage), il devient le meilleur des supraconducteurs !

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Figure 3: structure en plans empilés des cuprates à base de d’oxydes de bismuth, strontium, calcium et cuivre (BSCCO, prononcez Bisco). Le dopage peut, par exemple, s’obtenir en introduisant dans cette structure des atomes d’oxygène qui, à cause de leur manque d’électrons sur leur couche externe, vont agir comme des « pompes » à électrons

Ceci montre à quel point les propriétés de ces composées reposent sur le comportement collectif de leurs électrons. Depuis plus de 25 ans, les physiciens cherchent à comprendre comment se comportent les électrons dans les cuprates, afin de déterminer la nature de l’état supraconducteur à basse température dans ces matériaux. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en apparence, à température ambiante on est très loin d’avoir une bonne conductivité ! Contrairement au cuivre métallique dans lequel ils se déplacent librement, dans les plans CuO les électrons s’évitent les uns les autres, ce qui ralentit considérablement leur déplacement. Ils ont tendance à se confiner sur les arêtes des carrés qui forment ces plans (Figure 3) : on parle alors d’électrons fortement corrélés. Dans un tel système, les électrons sont tous interdépendants ! Ceci qui explique, au passage, la forte sensibilité du matériau au dopage. Ceci explique, également, pourquoi il est si difficile de modéliser et de prévoir leur comportement…

Pour les physiciens, une chose est donc sûre : c’est dans les comportements collectifs, l’organisation ordonnée d’un grand nombre d’électrons que la supraconductivité prend sa source. Si la supraconductivité conventionnelle émerge de la formation de paires d’électrons, à quelle combinaison correspond la supraconductivité des cuprates, un brelan, une quinte ?  Le théorie prévoit de nombreuses organisations différentes pour des systèmes à plusieurs électrons en présence d’interactions entre électrons. Cependant, lorsqu’une organisation se réalise, les autres ne se réalisent pas ! « Notre compréhension de la supraconductivité dans la famille des cuprates a été entravée par la grande diversité des organisation électroniques entremêlées qui peuvent coexister dans ce type de matériaux » dit Riccardo Comin, doctorant à l’Université de Colombie Britannique et co-auteur de cette découverte (voir Référence 1). Et par conséquent, différentes organisations possibles, dont la supraconductivité, sont nécessairement en compétition… Quelle est l’organisation qui, à température ambiante, prend alors le pas sur la supraconductivité dans les cuprates ?

Comment sonder les propriétés des électrons fortement corrélés 

C’est pour répondre à cette question que deux études ont été entreprises par un consortium entre chercheurs de l’Université de Colombie Britannique (Canada),  de l’Université Princeton (USA) et de l’institut Max Planck et le Centre Helmholtz de Berlin (Allemagne). Leur objectif ? Sonder les arrangements particuliers qu’adoptent les électrons des cuprates pour déterminer quels sont les ordres qui peuvent masquer la compétitivité à température ambiante. Leur outil ? Une approche combinant la diffusion inélastique résonante de rayons X, la microscopie à effet tunnel, et la spectroscopie de photoémission résolue en angle (ARPES). Appliquées à différents échantillons de cuprates de compositions variées, les 2 premières techniques informent respectivement sur la répartition des électrons au coeur du matériau et sur sa surface. Ces techniques permettent de détecter la présence d’ondulations spatiales de la densité d’électrons et, le cas échéant, de mesurer leur longueur d’onde, caractéristiques des oscillations. Des ondes de longueur d’onde similaires à la surface et en profondeur ont alors de grandes chances d’être deux manifestations du même phénomène physique. La spectroscopie ARPES permet, quant à elle, de connaître la relation entre l’énergie des électrons et leur vitesse à la surface du matériau seulement. Cette relation informe sur les différentes interactions auxquelles participent les électrons, et permet de déterminer le type d’organisation électronique. La confrontation aux résultats des autres techniques permet alors d’avoir une très bonne idée des interactions électroniques en profondeur, au cœur du matériau.

Des vagues de résistance …

Au cours de leurs expériences, les chercheurs ont identifié la signature spectroscopique d’un état particulier de la matière dans lequel la distribution des électrons fluctue dans l’espace à haute température, formant des vaguelettes stables qui sont nuisibles à la supraconductivité. Ces « ondes de densité de charge » (Figure 4) sont communes à tous les cuprates testés, bien que présentant des longueurs d’ondes variables, et pourraient être la cause de la suppression de la supraconductivité. Ainsi, la résistance électrique émergerait par « vagues »… D’autre part, ces ondes de densité de charge, présentes à la fois à la surface mais également au coeur des matériaux, résultent des mêmes interactions fortes entre les électrons qui, à basse température, mènent à la supraconductivité ! Ces expériences montrent donc que les interactions fortes nécessaires à la supraconductivité sont bien présentes à des températures bien supérieures à la température critique supraconductrice. Dans cette étude, les ondes de densité de charge sont visibles à -30°C !

“Ces découvertes suggèrent l’existence d’un ordre de charges universel, commun à tous les cuprates, et révèlent ses relations avec l’émergence de l’état supraconducteur. Ce sont des caractéristiques fondamentales, mais très subtiles qui laissent seulement une signature spectroscopique discrète” affirme le professeur Andrea Damascelli, responsable de l’équipe de recherche à l’UBC.

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Figure 4: ondes de densité de charge, visualisées dans le supraconducteur conventionnel NbSe2 par microscopie à effet tunnel. A gauche, on constate des atomes répartis sur un réseau hexagonal (points) et des impuretés triangulaires (brillantes). On constate que certains atomes (1 sur 3) sont plus brillants que les autres: c’est parce que leur densité électronique est différente, ) cause de la présence d’une onde de densité de charge statique. A droite, hormis les impuretés tous les atomes brillent de la même manière: l’onde à disparu, nous sommes à trop haute température. Depuis  http://hoffman.physics.harvard.edu/research/STMresearch.php

Cependant, les électrons ne peuvent pas en simultanément former des paires supraconductrices et s’organiser en ondes de densité de charge. Le défi est donc maintenant de développer des composés dans lesquels l’apparition de telles ondes sera réduite, ou de découvrir des substances non soumises aux ondes de densité de charge. Ainsi, en les électrons seront libres de s’organiser en paires, même à des températures proches de la température ambiante, et le pari sera gagné.

« Si nous y parvenons, nous aurons apporté une important contribution à la gestion de l’énergie dans le futur » déclare Bernhard Keimer, directeur de l’Institut Max Planck à Stuttgart. Et sans aucun doute ouvert la boîte de Pandore…

Références et lectures :

1 Article original sur l’observation d’ondes de densité de charge dans les cuprates

2 Commentaire sur ces découvertes

3 Commentaire sur les découvertes

4 Quelques informations sur l’ordinateur quantique

 

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